C’est dans la dynamique du souffle que culmine la vision symbolique du corps. Rien de tellement étonnant à cela : même dans les sagesses où on ne met pas l’accent sur les capacités d’évolution de l’entité physique, on utilise la relation constamment agissante entre la respiration et la conscience. Par exemple, dans le soufisme, la branche de l’islam mystique, et dans l’hésychasme, la vie monastique chez les orthodoxes, où l’on utilise des techniques de concentration sur le flux respiratoire afin de développer et de maintenir un état psychique stable et ouvert à l’effusion de la grâce divine. Le yoga, cependant, en a exploré en profondeur les mécanismes, établissant des constantes qui ont permis de définir les effets précis et de les utiliser pour perfectionner la vie intérieure. Donnons quelques exemples, sans entrer dans les indications concrètes de rythmes, de durées et de conséquences.
Le premier moment d’un cycle, contrairement à nos habitudes occidentales, c’est l’expiration, qui devient volontaire et approfondie, car l’homme a surtout pour tâche de se vider de ses propres contenus afin d’accueillir de l’« autre ». En expirant, il abandonne ainsi l’attitude innée de ramener tout à soi, jusqu’à la connaissance même, généralement vécue comme une « appropriation », une « prise » de conscience. L’expiration induit donc un lâcher-prise et, dans une quête avancée, une « petite mort » par laquelle le yogi s’offre lui-même —retrouvant ainsi l’antique grandeur du « sacrifice du souffle ». Car la fin de cette première phase se fond dans un moment de suspens à vide, imperceptible au début, plus long quand vient l’habitude, instant privilégié où l’on découvre le non-faire, presque idéal puisque même l’action de respirer disparaît… Or l’immobilité quasi absolue reflète la perfection de l’état divin. Ensuite vient l’inspiration, comme un don attendu et donc accueilli, un « cadeau du ciel », celui de la vie même, avec son énergie subtile. Et, enfin, la plénitude silencieuse, où se goûte le bonheur d’être tout à fait « inspiré », la communication avec quelque chose de plus vaste, source cosmique ou présence d’un dieu personnel auquel on rend grâce de cette effusion continuelle et gratuite. Fonction automatique et infraconsciente, la respiration devient ici un extraordinaire moyen de purification et de communication, aux confins de l’organique et du psychique, avec une totalité plus vaste qu’elle manifeste et qu’elle véhicule. Respirer, c’est, alternativement, se donner et recevoir, flux et reflux qui polarisent toutes les pensées et les émotions, instaurant une véritable sérénité propice à la concentration, à la méditation ou à la prière.
Les différentes localisations du souffle dans la cage thoracique donnent encore naissance à des tonalités psychiques différentes. Basse ou diaphragmatique, la respiration sert à détendre, à réguler les fonctions organiques, à stimuler le « pôle terrestre » ou matériel de l’individualité. Costale ou thoracique, elle provoque un sentiment de dilatation ou d’expansion qui peut fournir la base d’une éducation de la volonté, non point celle qui se dégrade en volontarisme, mais celle qui prend sa source dans le coeur, centre subtil d’où rayonne l’amour non possessif. Haute, sous-claviculaire, elle est liée à la vie de l’esprit, à l’intuition métaphysique et à l’éveil du « pôle céleste ». Cette symbolique à trois dimensions — biologique, psychique, spirituelle — recouvre la conception d’ensemble que le yoga véhicule de la structure humaine et lorsqu’on parle de « respiration complète », c’est en ce sens qu’il faut entendre la finalité de l’exercice.
La descente du souffle dans la cage thoracique, la prise de conscience de la mobilité du diaphragme, le déploiement de la partie haute du poumon, le mouvement complémentaire de l’inspir et de l’expir, parmi bien d’autres observations d’une grande simplicité, font donc de la respiration le fil conducteur de la connaissance du corps. Ils permettent en effet d’installer un état neutre d’observation sans tension, une relation d’empathie avec soi. Avec eux, on explore l’espace intérieur, les zones d’ombre s’en trouvent éclairées.
La synchronie entre le geste et la respiration constitue encore une autre découverte d’importance. Le yoga propose de nombreux types d’enchaînements qui permettent de développer tout naturellement une harmonisation entre l’inspiration et le mouvement d’ouverture, entre l’expiration et le mouvement de fermeture. Ainsi ne fait-on plus de gestes qui contredisent les chemins du souffle, et l’idée d’une globalisation du corps — qui reste une idée tant qu’on ne l’a pas expérimentée — devient-elle une réalité concrète. Or on touche peut-être là un aspect essentiel : le yoga apprend qu’on ne peut remuer le petit doigt consciemment sans que le corps et l’esprit ne participent entièrement à ce projet. Chaque sensation n’est que l’élément messager, affleurant à la conscience, d’un processus global de circulation des énergies. Le morcellement disparaît peu à peu. La respiration n’apparaît plus comme une fonction limitée à la cage thoracique, mais comme une coulée du souffle qui se donne et se retire à travers tout le corps.
Les textes anciens insistent beaucoup sur ce qu’ils considèrent comme la source principale de la fragilité chez l’être humain, c’est-à-dire l’instabilité de son esprit. À cet égard, le souffle leur paraît plus fiable que le moi : son assise somatique, sa fluidité qui assure le passage de l’intérieur à l’extérieur, son va-et-vient continuel rassurent, alors que l’esprit est « volage ». La Chândogya Upanishad l’exprime très bien : « Comme un oiseau attaché par un fil vole de droite et de gauche et, ne trouvant aucun autre lieu où se poser, finalement se réfugie au lieu même où il est lié, de même, mon ami, l’esprit (manas) de l’homme, après avoir volé de place en place, ne trouvant nulle part ailleurs où se fixer, se réfugie dans le souffle ; car l’esprit, mon ami, est lié au souffle » (VI, 8, 2). Le mental est instable, la respiration en subit les effets, même si le souffle, réalité plus vaste, ne s’en trouve point altéré. La régulation ne va donc pas de soi, elle suppose une discipline régulière et intense.
Le souffle, chacun le possède donc au plus intime, au plus secret, puisqu’il désigne à la fois la vie dans son fondement inaccessible à l’analyse, mystérieux, et la présence de cette vie s’exprimant, en particulier, chez des êtres doués de conscience. Pourtant, on ne peut jamais dire sans excès qu’on en est le détenteur. Le souffle passe, s’échange, se donne, de génération à génération, de maître à disciple ou dans les voies spirituelles ; il coule et traverse le poète, le prophète. Le souffle n’est jamais fait pour être retenu, semble-t-il, même si des expressions comme « rétention du souffle » apparaissent fréquemment dans les traductions de traités sur la respiration. Car ce qui induit son omniprésence, c’est sa fluidité, son « insaisissabilité », son immatérialité pourtant si vivante, sa capacité à transcender les frontières de l’individu, sa « vertu osmotique », qui en fait comme le modèle biologique d’une acceptation de l’altérité.
On évoque souvent les exercices respiratoires comme moyens d’obtenir certains effets sur la conscience ; on parle beaucoup plus rarement de l’essence même de l’abandon auquel ils conduisent. De nombreuses spiritualités soulignent cependant la nécessité dans laquelle se trouve l’homme de devoir lâcher son moi, ou plus exactement de renoncer à la certitude d’être la source des pensées, sentiments, énergies qui l’habitent. Assez souvent ce thème métaphysique et psychologique apparaît en relation avec une méditation sur la respiration, particulièrement l’expiration ou l’état de vide. Paul Claudel, sans penser au yoga, met son génie de poète à exprimer cela : « La respiration… cette alternative de prise et de restitution, de dilatation et de souffle, d’intensité et de détente, de montée et de descente, de vision et de conscience, d’appréhension et de compréhension, de communion avec Dieu et de communion avec son propre néant. » Ce qui fait la beauté des mots de Claudel, c’est qu’ils possèdent un « souffle » intérieur et que leur auteur réussit à travers eux à communiquer ce qu’est la posture du poète, sa « manière d’être », ce qui le « fait être ». Comme le yogi découvrant le sens de l’âsana, Claudel a expérimenté « cette fonction double réciproque par laquelle l’homme absorbe la vie et restitue, dans l’acte suprême de l’expiration, une parole intelligible